L’histoire d’une grande idée : les champs en physique Acte I : la fin d’un tabou

Quels phénomènes physiques sont en action dans les aimants ? Quelles sont les causes des marées ? Pourquoi et comment certains objets, une fois électrisés par friction, s’attirent ou se repoussent ? Ces questions ont taraudé l’esprit des philosophes et des physiciens pendant plus de deux cinq cents millénaires, depuis les philosophes présocratiques de la Grèce antique jusqu’au XVIIesiècle. Sans doute, faut-il remonter encore plus loin dans le passé pour trouver les premières interrogations humaines sur ces sujets mais aucunes traces écrites ne nous sont malheureusement parvenues.

Très tôt dans l’histoire de l’humanité la périodicité du flux et du reflux des océans a dû frapper les esprits. De nombreuses civilisations anciennes sont parvenues à établir un lien étroit entre la période des marées et le cycle lunaire mais sans pouvoir l’expliquer correctement. Certains pensaient, comme Ptolémée (90-168) et bien d’autres avant lui, que la lune exerçait une vertu particulière sur les océans, vertu dont la nature restait cependant bien mystérieuse. Cette idée était rejetée sans appel par les aristotéliciens qui n’acceptaient pas l’idée qu’une force, de quelque nature que ce fut, put agir à distance. Ils croyaient en revanche avoir trouvé la cause des marées dans la lumière et la chaleur qui émanent de l’astre nocturne. Au moyen-âge une idée répandue assimilait l’action de la lune sur les mers à une force d’origine magnétique, sans rendre compte du fait que cette force n’agissait pas sur les objets métalliques comme le font les aimants.

Tous ces phénomènes font appel, nous le savons aujourd’hui, à des forces qui agissent à distance : par le biais de la gravitation ou des forces électriques et magnétiques, les corps agissent les uns sur les autres sans être en contact. Mais cette conception moderne a pu – difficilement – s’imposer qu’après les succès de la théorie de la gravitation de Newton, donc récemment au regard de l’Histoire.

La plupart des philosophes grecs rejetaient catégoriquement toute idée d’action à distance. Celle-ci relevait à leurs yeux de la magie et non de la physique. Le système philosophique le plus abouti que nous ai légué l’antiquité est certainement celui d’Aristote (384-382 av. J.-C.). Selon ce système, le mouvement était conçu comme une qualité des corps. Un corps possédait une couleur, un poids, une odeur, etc. et une modalité de mouvement qui lui était propre. Sans action extérieure, un corps suit le mouvement qui répond à cette modalité de déplacement. Aristote, suivant en cela ses prédécesseurs, avait recensé sept mouvements « naturels » ou plus exactement « modalités de mouvement » : vers l’avant, vers l’arrière, vers la droite, vers la gauche, vers le haut, vers le bas et le mouvement circulaire, mouvement parfait réservé aux sphères célestes. Ainsi, la terre et l’eau tombent naturellement vers le sol tandis que l’air et le feu adoptent naturellement la direction opposée, car telle est la qualité de leur mouvement ! Les planètes se déplacent en parcourant des trajectoires circulaires parce que telle est la modalité selon laquelle elles se meuvent. Le mouvement propre jouait le rôle d’un moteur qui animait les objets selon leur nature. Ce mouvement « naturel » pouvait toutefois être contrarié par des actions extérieures liées à l’activité humaine par exemple. Les mouvements qui en résultaient étaient régi par trois grands principes inviolables :

1. Il n’y a pas de mouvement sans cause : le moteur du mouvement ;

2. Le moteur du mouvement doit être en contact avec le corps en déplacement.

3. Pour chaque mouvement il existe un moteur primaire fixe.

Ainsi, la modalité de mouvement d’une flèche est de se diriger vers le sol cependant, lorsqu’un archer la projette avec son arc, il lui communique un mouvement horizontal transmis par ses doigts à la corde de l’arc, puis de la corde à la flèche. L’archer est le moteur primaire, cause première du mouvement. Par contact, le moteur du mouvement est transmis à la corde puis à la flèche. Certains allaient jusqu’à penser qu’en se déplaçant, la flèche chassait l’air situé devant elle, air qui sous la pression ainsi créée, venait pousser la flèche par derrière. De cette manière, le mouvement de la flèche était entretenu tout le long du déplacement par un « moteur », une action mécanique extérieure.

De même, l’attraction ou la répulsion de deux aimants trouvait une interprétation purement mécanique à rapprocher de celle du déplacement de la flèche : la compression du mélange qui constitue le fer pousse violemment au dehors des effluves qui se portent en masse vers les pores de l’aimant, auxquels ils sont proportionnés. La cause de la répulsion des aimants était à chercher dans la poussée exercée d’un aimant sur l’autre par des effluves issus du métal. Aucune force agissant à distance n’est évoquée mais bien une force de contact véhiculée par la pression exercée par les effluves magnétiques émanant des aimants.

Le mouvement était donc nécessairement causé par un « moteur » situé dans les corps et transmis par contacts successifs. Un « moteur » primaire se trouvait au début de la chaîne de causalité du mouvement. Les moteurs primaires étaient les êtres vivants qui possédaient une force vitale interne et, comme nous l’avons vu, enchâssé dans les corps sous forme de qualité ou de modalité de mouvement. Quand aucune cause externe ne pouvait être invoquée (cas de la chute des corps par exemple), le moteur primaire était alors la tendance naturelle des corps faits de terre et d’eau à se diriger vers le sol.

Cette tendance naturelle des éléments à adopter un mouvement propre était postulée à travers un principe de nature anthropomorphique que l’on pourrait intituler « l’attirance des semblables » : les corps semblables s’attirent et se regroupent naturellement comme le font les riches, les pauvres, les personnes exerçant la même activité, etc. Si le concept d’attirance des semblables peut sembler préfigurer l’idée de force d’attraction au sens de la physique moderne, elle en est en fait très éloignée conceptuellement. L’attirance s’exerce sans la nécessité d’une action, d’une force ou de quoi que ce soit de mécanique : la modalité du mouvement étant une qualité intrinsèque du corps, celui-ci l’adopte naturellement.

L’idée d’action à distance viole ouvertement le second principe du mouvement d’Aristote cité plus haut, en cela qu’elle suppose que le mouvement puisse être transmis d’un moteur primaire jusqu’à un corps sans contact direct ni par l’intermédiaire de moteurs secondaires, et de plus sans l’intervention du principe d’attirance des semblables. Mais alors, comment expliquer la chute des corps ? Quel est dans ce cas le moteur primaire en action ? Comme nous l’avons vu précédemment, la chute des corps n’était pas perçue comme une force qui agissait sur les objets mais comme une qualité intrinsèque aux éléments eux-mêmes.

Une telle vision du mouvement fait l’économie de toute forme d’action à distance : le moteur du mouvement est une modalité innée des corps à se mouvoir dans une direction ou dans une autre en fonction de leur nature-même. Dans un tel Univers, il ne pouvait y avoir de place pour le vide car celui-ci est la négation des éléments, de la Nature. Le vide, par le fait qu’il est la négation de la matière, ne peut obéir aux principes aristotéliciens, donc il ne peut exister ! Mais alors, comment dans un espace sans vide, les planètes peuvent-elles tourner indéfiniment ? Parce que par essence-même, leur nature leur confère une modalité de mouvement propre qui est de décrire des cercles autour de la Terre. Et que faire de la résistance de l’air qui freine irrémédiablement les mouvements ? L’espace supralunaire (situé au-delà de la lune) n’était pas censé contenir de l’air mais rempli d’un cinquième élément aux propriétés exceptionnelles : l’éther.

L’éther n’était pas une matière ordinaire, on l’aura compris. Il possédait nécessairement toutes les propriétés qui assurent la cohésion du système du Monde aristotélicien. Au gré des théories, ses propriétés changeaient ; qu’à cela ne tienne, l’essentiel est de sauver les principes fondateurs du système.

L’éther jouera un rôle important tout au long de l’histoire des champs. Remis au goût du jour au XIXe siècle (avec de nouvelles propriétés toujours aussi mystérieuses) afin d’expliquer, cette fois, la propagation des ondes électromagnétiques dans le vide, il fut finalement abandonné suite aux développements de la relativité mais nous verrons que la tentation de recourir à l’éther, un peu comme les astronomes de l’antiquité recouraient aux épicycles pour rendre compte des trajectoires planétaires, est toujours présente dans l’esprit des physiciens !

La théorie des effluves magnétiques chère à Empédocle, la théorie aristotélicienne du mouvement, la théorie des attirances des semblables eurent une longue et riche existence puisque l’on en trouve encore des traces dans les œuvres de Descartes, de Hobbes, de Boyle et même dans les traités d’optique de Newton et de Huygens. N’utilise-t-on pas encore aujourd’hui des expressions comme « le mouvement s’est épuisé de lui-même » qui témoignent de la forte empreinte dans l’inconscient collectif laissées par les conceptions aristotéliciennes.

La première grande révolution à entamer très sérieusement le paradigme aristotélicien est l’intuition de Galilée du principe d’inertie et sa formalisation par Descartes (1596-1650) et Newton (1642-1727). Prenons-en l’énoncé de Newton : tout corps persévère dans l’état de repos ou de mouvement uniforme en ligne droite dans lequel il se trouve, à moins que quelque force n’agisse sur lui, et ne le contraigne à changer d’état.

Ce que dit le principe d’inertie est au fond très simple : le mouvement se suffit à lui-même ; un corps se déplace naturellement et indéfiniment en ligne droite à vitesse constante sans nécessiter l’intervention de quelque moteur interne que ce soit. Le principe d’inertie anéantit la nécessité d’un moteur interne comme cause première du mouvement : le mouvement se suffit à lui-même ! Avec le principe d’inertie, le mouvement n’est plus une qualité des corps, mais un état c’est-à-dire qu’il n’est plus pensé comme une propriété intrinsèque des corps mais comme un comportement déterminé par un ensemble de conditions externes et internes. Cette évolution conceptuelle est fondamentale car elle impose de chercher la cause du mouvement ailleurs que dans la qualité de chaque corps.

Une fois le principe d’inertie accepté, un autre pilier de la mécanique aristotélicienne s’effondre de lui-même : le principe selon lequel la Nature a horreur du vide. En effet, sans vide, un corps en mouvement est ralenti par des frottements, des forces de résistance engendrées par le milieu dans lequel il se déplace. Comme celui-ci ne possède aucun moteur interne qui lui permettrait d’alimenter sans cesse son mouvement, il finit par s’arrêter. C’est ce que l’on observe couramment sur Terre : coupez le moteur de votre voiture sur une surface plane et au bout de quelques secondes celle-ci s’immobilise inévitablement. Mais alors, comment se peut-il que les planètes soient animées d’un mouvement permanent ? Il est en effet possible de prédire avec une grande exactitude leur position à tout moment et cela, depuis l’antiquité, ce qui prouve que leur mouvement ne s’est pas altéré au fil du temps. Comment cela est-il possible si les planètes ne possèdent pas de moteur interne ? Pour ce faire il faut nécessairement que l’espace entre celles-ci soit vide !

L’idée d’un espace vide est encore difficile à accepter au XVIIe siècle tant l’héritage de la pensée grecque est prégnante dans tous les esprits mais les travaux de Torricelli (1608-1647) sur les baromètres à mercure préparent le Monde à un changement des mentalités. L’expérience réalisée par Torricelli est simple : il remplit complètement de mercure un tube en verre puis le retourne dans un récipient contenant également du mercure en prenant bien soin de faire en sorte que l’air ne puisse pas s’introduire dans le tube. Il constate alors que le niveau de mercure dans le tube descend d’une certaine longueur pour se fixer à une hauteur d’environ 760 mm au dessus de la surface du récipient. Il observe que cette hauteur ne varie qu’avec l’altitude du lieu de l’expérience. Que contient la partie supérieure du tube vide de mercure ? De l’air ? Impossible, puisqu’une fois rempli de mercure, le tube ne contient plus du tout d’air. Torricelli déclare que ce ne peut être que du vide ! Cette expérience fait une très forte impression sur les contemporains de Torricelli et nombre d’hommes de science ou de profanes curieux la reproduisent en privé, comme par exemple Blaise Pascal (1623-1662).

Pour finir, conformément au principe d’inertie, la courbure de la trajectoire des planètes ne peut s’expliquer qu’en invoquant une force responsable de la déviation des astres de leur mouvement rectiligne prévu par le principe d’inertie. Cette force ne peut être véhiculée par un quelconque milieu matériel puisque, nous avons vu, la permanence du ballet planétaire impose un espace vide. Cette force s’applique donc à distance !

Cette idée révolutionnaire est exposée clairement pour la première fois par Isaac Newton dans son ouvrage remarquable Philosophiae Naturalis Principia Mathematica (publié en 1687). Il identifie cette force à la gravitation et énonce ainsi sa remarquable Loi de la gravitation universelle : Les corps s’attirent avec une force dont l’intensité est proportionnelle à leur masse et en raison inverse du carré de leur distance.

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Figure 1‑1 De la gauche vers la droite : Aristote, René Descartes et Isaac Newton.

Le grand mérite de Newton est d’avoir construit un système complet reposant exclusivement sur l’observation – sans l’introduction d’hypothèses ad hoc invérifiables – et cohérent. L’idée-même d’une force agissant à distance et inversement proportionnelle au carré de la distance avait été imaginée auparavant par Kepler (1571-1630) par déduction des lois du mouvement des planètes qu’il avait découvertes. Cependant, selon Kepler, la force d’attraction n’était pas symétrique : seul le soleil agissait sur les planètes sans action réciproque. Robert Hooke (1635-1703), contemporain de Newton, était parvenu à établir avant celui-ci une formulation de la gravitation très proche de celle de Newton mais n’avait pas su la formuler correctement en termes mathématiques par manque de connaissances suffisantes dans ce domaine (alors président de la Royal Society, il revendiqua la paternité de la loi de la gravitation universelle ce qui envenima durablement ses relations avec Newton). On peut citer également Roberval (1602-1675) qui développa une théorie assez proche de celle de Newton mais qui faisait intervenir l’action du sempiternel éther.

La publication des Principia Mathematica déclenche une vive polémique dans les milieux scientifiques de l’époque, surtout en Europe continentale. L’idée de Newton est loin de faire l’unanimité au sein même de la Royal Society. Ses détracteurs lui reprochent notamment de ne pas fournir d’explication sur les causes de cette curieuse action à distance qui se joue des distances et qui s’exerce comme par magie entre les corps. Certains restent attachés à l’incontournable principe aristotélicien selon lequel toute force agit nécessairement par contact. Ils ne peuvent donc admettre que la gravitation puisse intervenir sans le support des effluves, éther et autres milieux « matériels » à leurs yeux indispensables. D’autres, comme Leibniz (1646-1716), attaquent Newton sur un terrain beaucoup plus subtil : en invoquant une action instantanée à distance Newton ne fait-il pas appel à une qualité intrinsèque des corps qui serait de s’attirer mutuellement ? Ne retombe-t-on pas dans les erreurs des siècles passés où l’on tentait de tout expliquer par des qualités internes et souvent mystérieuses des corps ?

Newton rejette ces attaques et se défend de ce dont on l’accuse : il ne prétend donner aucune explication sur l’origine et la cause de la gravitation mais réaffirme simplement être parvenu à établir la vraie loi qui décrit la force de gravitation à partir de l’observation et de déductions logiques, sans hypothèses ad hoc. Il refuse en quelque sorte le débat sur les causes de la gravitation et ne s’en tient qu’à sa description empirico-mathématique. Le caractère instantané de l’action gravitationnelle telle que conçue par Newton est là pour affirmer précisément l’indépendance, l’autonomie même pourrions-nous dire, de celle-ci vis-à-vis du milieu. La loi de la gravitation universelle de Newton est probablement la première théorie opératoire de l’histoire des sciences : elle n’aspire pas à expliquer mais seulement à fournir des outils mathématiques permettant de résoudre les problèmes qui se posent aux physiciens. C’est là une approche fondamentalement nouvelle dans la pensée humaine. Plus tard, au XIXe siècle, elle sera qualifiée de positiviste.

Pourtant, les débats autour de sa théorie vont faire fléchir la position de Newton. Ses arguments ne sont pas toujours exempts d’avatars de la science classique : il a du mal à se libérer complètement de la nécessité d’un milieu propre à supporter les actions à distance. Tenté d’expliquer la gravitation, malgré ses postulats initiaux de ne faire aucune hypothèse qui ne soit fondée sur l’observation, il imagine qu’elle est véhiculée par des corpuscules infiniment durs et infiniment rapides. Au final, dans son interprétation des phénomènes optiques, il est amené à réintroduire un éther aux propriétés arbitraires pour rendre compte de la nature corpusculaire qu’il attribue à la lumière.

Mais la loi de la gravitation universelle rallie à elle de plus en plus d’adeptes. Elle finit par vaincre toutes les critiques. Les successeurs de Newton vont débarrasser la théorie des atermoiements de son auteur pour en faire une théorie mathématique formelle qui volera de succès en succès. En 1759, Clairaut (1713-1765) qui avait mis au point des techniques de résolution du problème à trois corps, applique sa méthode au calcul de la trajectoire de la comète de Haley. Le retour de celle-ci la même année constitue un banc expérimental en grandeur nature que toute l’Europe éclairée de l’époque suit avec enthousiasme. Les observations sont sans appel : la loi de la gravitation universelle est vérifiée avec une très bonne précision (compte tenu des moyens d’observation de l’époque, en tout cas). Mieux encore : en 1846, en étudiant les anomalies du mouvement d’Uranus, le mathématicien Urbain Le Verrier (1811-1877) propose l’existence d’une nouvelle planète dont il établit, à l’aide de la théorie de Newton, la masse et la position. Elle sera observée moins d’un mois plus tard par l’astronome Johann Galle (1812-1910) là où Le Verrier l’avait prédit. Cette planète est baptisée Neptune. On imagine la forte émotion que suscita cette découverte sensationnelle, autant dans les milieux scientifiques que profanes. Elle consacre définitivement le triomphe de la Loi de la gravitation universelle.

Malgré les nombreux tâtonnements et hésitations qui ont émaillé la progression des idées qui mènent à la loi de la gravitation universelle, son aboutissement a fait irrémédiablement sauter un verrou important dans la pensée humaine : l’action d’une force n’a pas absolument besoin de contact pour s’exercer ; elle peut le faire à distance à travers le vide, sans le support d’un hypothétique éther. En cela, elle marque la fin d’un tabou. Une autre catégorie de phénomènes allait pouvoir en tirer un grand profit : l’électricité et le magnétisme.

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